PROFESSEUR
CLAUDE ABE
« Notre société se fonde davantage sur
l’allégeance aux charlatans que sur le mérite »
Maître
de conférences et enseignant permanent à l’université catholique d’Afrique
centrale (Ucac), le Professeur Claude
Abé, sans langue de bois, se prononce sur les dérives des pratiques des
charlatans dans notre société.
Comment
peut-on définir le charlatanisme dans la société de notre temps ?
Anthropologiquement, charlatans,
magiciens et l’ensemble des pratiques qu’on renvoie au phénomène de sorcellerie,
nous les mettons dans le même lot pour dire qu’il s’agit d’un recours aux
forces méta sociales, métaphysiques pour essayer d’expliquer des réalités et
résoudre des problèmes physiques. Mais le problème fondamental ici réside dans
le fait de croire en l’intervention de forces occultes et de forces de la
nature qui peuvent venir changer le cours des choses en faveur d’un certain
nombre d’individus Cela renvoie au fond culturel des sociétés négro africaines où
on estime qu’il y a une articulation entre le monde visible et le monde
invisible et que de ce point de vue, on peut demander une intercession, de
l’aide et avoir recours au monde invisible, aux forces de la nature et obtenir leur
faveur dans quelque projet qu’on est en train de mener ou alors pour résoudre
un problème de santé que l’on a au quotidien.
Dans le cas spécifique du milieu
professionnel, comment se manifestent les faits de charlatanisme ?
Dans le milieu professionnel il y a
nombre d’individus qui arrivent du jour au lendemain devant leur bureau et
découvrent qu’il y a des libations qui ont été faites à l’aide de sang, de
dépôts d’herbes ou d’écorces. D’autres ont recours à un certain nombre de
protections de la part des tradipraticiens soit pour se protéger contre une
éventuelle attaque en sorcellerie, soit alors pour obtenir la faveur des
responsables chargés de positionner les uns et les autres à des fonctions
enviées et enviables. Dans le contexte qui est le notre en entreprise, cela
dénote chaque fois qu’il y a des recours aux charlatans qu’il y a un problème
de lutte de pouvoirs dans l’organisation.
Un charlatan peut-il aider quelqu’un à
obtenir une promotion sociale ou professionnelle ?
Le sociologue que je suis estime qu’il
s’agit d’un adjuvent pour des individus qui, en réalité, ont des problèmes de
personnalité, des problèmes à asseoir leur notoriété sur le plan professionnel et
qui croient que le recours au charlatanisme peut aider. Mais l’individu que je
suis ne croit pas qu’un charlatan puisse aider quelqu’un à avoir une promotion
professionnelle parce qu’à mon sens c’est davantage sur le travail acharné
qu’il faut compter. On est rentré dans une société où le culte de la réussite
sans effort s’est enraciné et aujourd’hui on croit que ce sont les forces occultes
qui favorisent la réussite. Anthropologiquement, les négro Africains croient
que le pouvoir est lié à l’invisible. Voyez-vous quand un individu réussit à faire
d’importantes accumulations de richesses il est tout de suite taxé d’avoir
recours à des forces occultes.et cela se voit aussi bien dans nos entreprises
que dans nos milieux villageois où il y a des histoires de serpents chargés la
nuit d’aller transporter des fèves de cacao d’un champ à un autre. Tout cet
imaginaire fait que dans le contexte africain les uns et les autres croient fermement
que l’acquisition du pouvoir ou d’une position enviée est liée à son rapport
avec des forces occultes. Dans les sociétés traditionnelles africaines quand on
intronise un chef, il y a toujours ce passage vers une sorte de case où on fait
la rencontre avec l’invisible. Il y a cette forte imagination de la réussite
sociale qui est liée à l’intervention des forces occultes et globalement la
société croit en cela. Mais il y a des faits qui accréditent la croyance en
cette thèse. Par exemple, avec le recours à la modernité, on s’est rendu compte
qu’un certain nombre d’individus qui sont fainéants, qui ont des parcours
brumeux et dont la réussite est difficile à rendre compte, de manière
paradoxale, réussissent socialement. Ces nouvelles figures de la réussite
sociale, ont enraciné dans l’imaginaire collectif que le recours au
charlatanisme peut aider. C’est ce qui justifie qu’un certain nombre d’individus
aient versé dans les sectes qui sont les versants plus ou moins modernes de ce recours
aux charlatans.
Justement peut-on mettre les pratiques
des charlatans en parallèle avec des pratiques sectaires ?
Bien sûr, il y a un continuum dans
l’imaginaire. Quand vous lisez tous les travaux sur la Rose croix ou la Franc
maçonnerie, les sectes sont des cercles philosophiques qui défendent une
certaine manière de vivre, mais rapportés dans notre contexte, ils prennent une
autre signification. On se rend compte que le versant moderne de ceux qui ne
vont pas chez les tradipraticiens c’est d’adhérer à ces loges et de miser sur
ces officines pour faire une carrière politique, administrative ou sportive
réussie. On constate que même les élèves et étudiants y vont. Il y a un
continuum avec l’imagination collective socioculturelle du pouvoir et de la réussite
sociale. Par exemple, on se rend compte que la plupart des dirigeants ou des
élites qui sont en vue arborent des pins rouges épinglés sur leurs
boutonnières. Cela a permis d’enraciner dans l’imaginaire des uns et des autres
dans le champ social camerounais qu’il n’y a point de réussite en dehors des
milieux du charlatanisme, des charlatans, des sectes et des loges. Le culte, le
politique et la réussite sociale ont beaucoup de liens dans notre contexte.
A l’approche d’importantes échéances
électorales ou de remaniements ministériels, les observateurs attentifs
affirment que les officines de marabouts et autres diseurs de bonnes nouvelles
sont généralement prises d’assaut. Finalement l’efficacité s’accommode-t-elle
de ce genre de pratiques ?
Il ne me semble pas. J’en ai rencontré
chez les Pygmées dans l’Océan, qui se faisaient lacérer le dos à l’aide de
lanières autour d’un feu nuitamment et qui venaient se faire soigner ces
blessures, mais qui malheureusement n’ont pas ou ont été maintenus au Gouvernement.
Cela montre que c’est un artifice qui relève des idées reçues et des illusions
de l’optique, mais surtout d’une culture du rapport au travail aujourd’hui. Le
travail n’est plus la voie royale pour la réussite, les uns et les autres
préfèrent prendre des raccourcis dans la logique de ce culte de la facilité qui
existe dans notre société. Personnellement, je ne cois pas beaucoup l’efficacité
de cela, sinon les charlatans, les marabouts et les tradipraticiens seraient eux-mêmes
les premiers à être ministres, directeurs... vous ne pouvez pas rester dans
votre petit coin et vous dire que parce que vous avez vu un tradipraticien,
vous allez présenter votre examen et vous réussirez ou vous n’irez plus au
boulot et vous aurez une promotion. Si une efficacité existe, elle est très
relative
De l’avis d’un « voyant » que
nous avons rencontré récemment, l’essentiel de sa clientèle masculine le
fréquente pour des raisons d’emplois. Se faire une promotion professionnelle,
conserver sa place ou renverser un autre. De tels raccourcis ne sont-ils pas de
nature à fausser le rendement en entreprise ?
Les entreprises ont besoin des individus
qui montrent un attachement professionnel, une implication dans les projets.
Mais à partir du moment où ces individus se sont engagés dans une logique de croyance
en la puissance des pouvoirs des forces méta sociales qui viendront intervenir
pour eux il est clair qu’ils vont montrer moins d’entrain au travail et de ce
point de vue c’est l’entreprise qui en sort déficitaire en terme de
contribution dans les projets qu’elle engage, ce sont des éléments contre
productifs pour l’entreprise
Des jeunes interrogés sur la question de
la place du charlatanisme dans les promotions professionnelles ont argué que
« tous les moyens son bons s’ils sont efficaces » et qu’il vaut mieux
« Vivre heureux et mourir jeune ». Quelle réaction vous suggère un
tel jugement ?
Cela suggère en moi une réaction de
désespoir. Derrière cela un certain il faut surtout voir le nombre de
frustrations que la catégorie jeune vit dans la société camerounaise. Un
certain nombre d’entre eux déploie des trésors d’efforts pour se faire une
place au soleil mais ces efforts-là ne sont pas récompensés, et dans cette
situation de désespoir et de vulnérabilité ils essaient de se dire que tant
qu’à faire il vaut mieux essayer plusieurs expériences puisque autour d’eux
certains individus passent par ces voies.
Quelle est la place du mérite dans une
entreprise qui a fait le lit à la corruption et au favoritisme ?
Nous sommes dans une société en réalité où
le clientélisme, le privilégisme, la croyance en l’intervention d’un certain
nombre d’individus ont amené les uns et les autres à commencer à ne plus croire
en eux-mêmes. Il s’agit-là d’une société qui s’est déconstruite, qui entre dans
une lstructure de contre productivité et d’ensauvagement. La civilisation des
mœurs aujourd’hui dans le champ professionnel voudrait qu’on ait des individus
qui sont compétents, le fait qu’on soit inscrit dans une logique non pas du
travail pour avoir de compétences dans le métier qu’on a appris est pour moi
non seulement une défaite de l’école et de la société mais aussi un
ensauvagement collectif. Cela ne peut pas permettre à cette entreprise-là
d’avoir des résultats positifs. Et cela se comprend quand vous regardez le
champ organisationnel camerounais, notamment dans les sociétés para publiques,
on se rend compte qu’elles peinent à s’en sortir à cause du culte du moindre
effort découlant de cette croyance aux loges ou à l’adoubement par les gourous
de ces sectes. Si les gens croient en cela c’est parce que notre société se
fonde sur l’allégeance aux cercles occultes et de moins en moins sur le mérite
Le charlatan est souvent accusé d'utiliser de la pseudo-science,
de commettre des abus de confiance faisant passer
de nombreuses personnes par n’importe quelle compromission moyennant une promesse
de promotion sociale. A votre avis quelle est l’origine de la crédulité de leurs
victimes ?
Nous sommes en fin de règne. Et dans ces conditions,
c’est un grand moment d’incertitude. Nul n’est certain des lendemains, nul
n’est certain d’être maintenu à tel ou tel poste, et comme les règles de
promotion sociale ne sont pas transparentes, cette situation d’incertitude a
organisé une vulnérabilité structurelle des individus par rapport à la
valorisation de leurs compétences et à la promotion socio professionnelle. Du
coup les charlatans que j’appelle souvent des « vulnérocrates »,
vendent du vent, exploitent cette vulnérabilité et essaient au maximum d’en
tirer profit. Il s’agit de structures de l’arnaque qui renvoient à une
modernité insécurisée qui se reproduit à travers les trajectoires et les
itinéraires socioprofessionnels pour essayer d’émerger. En dehors de la
vulnérabilité, notre société croit très facilement au premier venu parce
qu’elle est fragilisée. Je connais l’histoire de quelqu’un qui a cru à un
charlatan qui lui disait qu’il fallait qu’il aille jeter 200 millions à minuit dans
le fleuve Sanaga pour être nommé à un poste ministériel. Beaucoup de personnes ne croient plus en leurs
capacités, ce genre de vulnérabilité est lié à une situation de crise, une
anomie. Le Professeur Hubert Mono Ndzana a dit qu’on a écarté la norme pour
normaliser l’écart. Il y a une faillite des modèles sociaux. La réussite
spontanée d’un certain nombre ne doit pas pousser les uns et les autres à ne
pas croire en l’existence d’un possible acquis par le mérite.
Entretien mené par Mathieu Meyeme
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