samedi 5 octobre 2013

Interview Professeur Claude Abbe



PROFESSEUR CLAUDE ABE

« Notre société se fonde davantage sur l’allégeance aux charlatans que sur le mérite »

Maître de conférences et enseignant permanent à l’université catholique d’Afrique centrale  (Ucac), le Professeur Claude Abé, sans langue de bois, se prononce sur les dérives des pratiques des charlatans dans notre société.

Comment peut-on définir le charlatanisme dans la société de notre temps ?
Anthropologiquement, charlatans, magiciens et l’ensemble des pratiques qu’on renvoie au phénomène de sorcellerie, nous les mettons dans le même lot pour dire qu’il s’agit d’un recours aux forces méta sociales, métaphysiques pour essayer d’expliquer des réalités et résoudre des problèmes physiques. Mais le problème fondamental ici réside dans le fait de croire en l’intervention de forces occultes et de forces de la nature qui peuvent venir changer le cours des choses en faveur d’un certain nombre d’individus Cela renvoie au fond culturel des sociétés négro africaines où on estime qu’il y a une articulation entre le monde visible et le monde invisible et que de ce point de vue, on peut demander une intercession, de l’aide et avoir recours au monde invisible, aux forces de la nature et obtenir leur faveur dans quelque projet qu’on est en train de mener ou alors pour résoudre un problème de santé que l’on a au quotidien.

Dans le cas spécifique du milieu professionnel, comment se manifestent les faits de charlatanisme ?
Dans le milieu professionnel il y a nombre d’individus qui arrivent du jour au lendemain devant leur bureau et découvrent qu’il y a des libations qui ont été faites à l’aide de sang, de dépôts d’herbes ou d’écorces. D’autres ont recours à un certain nombre de protections de la part des tradipraticiens soit pour se protéger contre une éventuelle attaque en sorcellerie, soit alors pour obtenir la faveur des responsables chargés de positionner les uns et les autres à des fonctions enviées et enviables. Dans le contexte qui est le notre en entreprise, cela dénote chaque fois qu’il y a des recours aux charlatans qu’il y a un problème de lutte de pouvoirs dans l’organisation.

Un charlatan peut-il aider quelqu’un à obtenir une promotion sociale ou professionnelle ?
Le sociologue que je suis estime qu’il s’agit d’un adjuvent pour des individus qui, en réalité, ont des problèmes de personnalité, des problèmes à asseoir leur notoriété sur le plan professionnel et qui croient que le recours au charlatanisme peut aider. Mais l’individu que je suis ne croit pas qu’un charlatan puisse aider quelqu’un à avoir une promotion professionnelle parce qu’à mon sens c’est davantage sur le travail acharné qu’il faut compter. On est rentré dans une société où le culte de la réussite sans effort s’est enraciné et aujourd’hui on croit que ce sont les forces occultes qui favorisent la réussite. Anthropologiquement, les négro Africains croient que le pouvoir est lié à l’invisible. Voyez-vous quand un individu réussit à faire d’importantes accumulations de richesses il est tout de suite taxé d’avoir recours à des forces occultes.et cela se voit aussi bien dans nos entreprises que dans nos milieux villageois où il y a des histoires de serpents chargés la nuit d’aller transporter des fèves de cacao d’un champ à un autre. Tout cet imaginaire fait que dans le contexte africain les uns et les autres croient fermement que l’acquisition du pouvoir ou d’une position enviée est liée à son rapport avec des forces occultes. Dans les sociétés traditionnelles africaines quand on intronise un chef, il y a toujours ce passage vers une sorte de case où on fait la rencontre avec l’invisible. Il y a cette forte imagination de la réussite sociale qui est liée à l’intervention des forces occultes et globalement la société croit en cela. Mais il y a des faits qui accréditent la croyance en cette thèse. Par exemple, avec le recours à la modernité, on s’est rendu compte qu’un certain nombre d’individus qui sont fainéants, qui ont des parcours brumeux et dont la réussite est difficile à rendre compte, de manière paradoxale, réussissent socialement. Ces nouvelles figures de la réussite sociale, ont enraciné dans l’imaginaire collectif que le recours au charlatanisme peut aider. C’est ce qui justifie qu’un certain nombre d’individus aient versé dans les sectes qui sont les versants plus ou moins modernes de ce recours aux charlatans.

Justement peut-on mettre les pratiques des charlatans en parallèle avec des pratiques sectaires ?
Bien sûr, il y a un continuum dans l’imaginaire. Quand vous lisez tous les travaux sur la Rose croix ou la Franc maçonnerie, les sectes sont des cercles philosophiques qui défendent une certaine manière de vivre, mais rapportés dans notre contexte, ils prennent une autre signification. On se rend compte que le versant moderne de ceux qui ne vont pas chez les tradipraticiens c’est d’adhérer à ces loges et de miser sur ces officines pour faire une carrière politique, administrative ou sportive réussie. On constate que même les élèves et étudiants y vont. Il y a un continuum avec l’imagination collective socioculturelle du pouvoir et de la réussite sociale. Par exemple, on se rend compte que la plupart des dirigeants ou des élites qui sont en vue arborent des pins rouges épinglés sur leurs boutonnières. Cela a permis d’enraciner dans l’imaginaire des uns et des autres dans le champ social camerounais qu’il n’y a point de réussite en dehors des milieux du charlatanisme, des charlatans, des sectes et des loges. Le culte, le politique et la réussite sociale ont beaucoup de liens dans notre contexte.


A l’approche d’importantes échéances électorales ou de remaniements ministériels, les observateurs attentifs affirment que les officines de marabouts et autres diseurs de bonnes nouvelles sont généralement prises d’assaut. Finalement l’efficacité s’accommode-t-elle de ce genre de pratiques ?
Il ne me semble pas. J’en ai rencontré chez les Pygmées dans l’Océan, qui se faisaient lacérer le dos à l’aide de lanières autour d’un feu nuitamment et qui venaient se faire soigner ces blessures, mais qui malheureusement n’ont pas ou ont été maintenus au Gouvernement. Cela montre que c’est un artifice qui relève des idées reçues et des illusions de l’optique, mais surtout d’une culture du rapport au travail aujourd’hui. Le travail n’est plus la voie royale pour la réussite, les uns et les autres préfèrent prendre des raccourcis dans la logique de ce culte de la facilité qui existe dans notre société. Personnellement, je ne cois pas beaucoup l’efficacité de cela, sinon les charlatans, les marabouts et les tradipraticiens seraient eux-mêmes les premiers à être ministres, directeurs... vous ne pouvez pas rester dans votre petit coin et vous dire que parce que vous avez vu un tradipraticien, vous allez présenter votre examen et vous réussirez ou vous n’irez plus au boulot et vous aurez une promotion. Si une efficacité existe, elle est très relative

De l’avis d’un « voyant » que nous avons rencontré récemment, l’essentiel de sa clientèle masculine le fréquente pour des raisons d’emplois. Se faire une promotion professionnelle, conserver sa place ou renverser un autre. De tels raccourcis ne sont-ils pas de nature à fausser le rendement en entreprise ?
Les entreprises ont besoin des individus qui montrent un attachement professionnel, une implication dans les projets. Mais à partir du moment où ces individus se sont engagés dans une logique de croyance en la puissance des pouvoirs des forces méta sociales qui viendront intervenir pour eux il est clair qu’ils vont montrer moins d’entrain au travail et de ce point de vue c’est l’entreprise qui en sort déficitaire en terme de contribution dans les projets qu’elle engage, ce sont des éléments contre productifs pour l’entreprise

Des jeunes interrogés sur la question de la place du charlatanisme dans les promotions professionnelles ont argué que « tous les moyens son bons s’ils sont efficaces » et qu’il vaut mieux « Vivre heureux et mourir jeune ». Quelle réaction vous suggère un tel jugement ?
Cela suggère en moi une réaction de désespoir. Derrière cela un certain il faut surtout voir le nombre de frustrations que la catégorie jeune vit dans la société camerounaise. Un certain nombre d’entre eux déploie des trésors d’efforts pour se faire une place au soleil mais ces efforts-là ne sont pas récompensés, et dans cette situation de désespoir et de vulnérabilité ils essaient de se dire que tant qu’à faire il vaut mieux essayer plusieurs expériences puisque autour d’eux certains individus passent par ces voies.

Quelle est la place du mérite dans une entreprise qui a fait le lit à la corruption et au favoritisme ?
Nous sommes dans une société en réalité où le clientélisme, le privilégisme, la croyance en l’intervention d’un certain nombre d’individus ont amené les uns et les autres à commencer à ne plus croire en eux-mêmes. Il s’agit-là d’une société qui s’est déconstruite, qui entre dans une lstructure de contre productivité et d’ensauvagement. La civilisation des mœurs aujourd’hui dans le champ professionnel voudrait qu’on ait des individus qui sont compétents, le fait qu’on soit inscrit dans une logique non pas du travail pour avoir de compétences dans le métier qu’on a appris est pour moi non seulement une défaite de l’école et de la société mais aussi un ensauvagement collectif. Cela ne peut pas permettre à cette entreprise-là d’avoir des résultats positifs. Et cela se comprend quand vous regardez le champ organisationnel camerounais, notamment dans les sociétés para publiques, on se rend compte qu’elles peinent à s’en sortir à cause du culte du moindre effort découlant de cette croyance aux loges ou à l’adoubement par les gourous de ces sectes. Si les gens croient en cela c’est parce que notre société se fonde sur l’allégeance aux cercles occultes et de moins en moins sur le mérite

Le charlatan est souvent accusé d'utiliser de la pseudo-science, de commettre des abus de confiance faisant passer de nombreuses personnes par n’importe quelle compromission moyennant une promesse de promotion sociale. A votre avis quelle est l’origine de la crédulité de leurs victimes ?
Nous sommes en fin de règne. Et dans ces conditions, c’est un grand moment d’incertitude. Nul n’est certain des lendemains, nul n’est certain d’être maintenu à tel ou tel poste, et comme les règles de promotion sociale ne sont pas transparentes, cette situation d’incertitude a organisé une vulnérabilité structurelle des individus par rapport à la valorisation de leurs compétences et à la promotion socio professionnelle. Du coup les charlatans que j’appelle souvent des « vulnérocrates », vendent du vent, exploitent cette vulnérabilité et essaient au maximum d’en tirer profit. Il s’agit de structures de l’arnaque qui renvoient à une modernité insécurisée qui se reproduit à travers les trajectoires et les itinéraires socioprofessionnels pour essayer d’émerger. En dehors de la vulnérabilité, notre société croit très facilement au premier venu parce qu’elle est fragilisée. Je connais l’histoire de quelqu’un qui a cru à un charlatan qui lui disait qu’il fallait qu’il aille jeter 200 millions à minuit dans le fleuve Sanaga pour être nommé à un poste ministériel.  Beaucoup de personnes ne croient plus en leurs capacités, ce genre de vulnérabilité est lié à une situation de crise, une anomie. Le Professeur Hubert Mono Ndzana a dit qu’on a écarté la norme pour normaliser l’écart. Il y a une faillite des modèles sociaux. La réussite spontanée d’un certain nombre ne doit pas pousser les uns et les autres à ne pas croire en l’existence d’un possible acquis par le mérite.


Entretien mené par Mathieu Meyeme

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